
La trajectoire politique de Succès Masra ressemble à un roman politique aussi fulgurant que tragique. Économiste de formation, jeune leader charismatique, ancien opposant virulent puis Premier ministre, il incarnait pour beaucoup l’espoir d’un renouveau politique au Tchad.
Samedi 9 août 2025, ce même homme a été condamné à vingt ans de prison ferme et à une amende solidaire d’un milliard de francs CFA pour « diffusion de messages de nature raciste et xénophobe » et complicité dans le massacre de Mandakao. Une sentence lourde qui marque, au moins pour un temps, la fin d’un parcours qui avait captivé la jeunesse tchadienne et attiré l’attention de tout un continent.
Un opposant devenu Premier ministre
Succès Masra, diplômé en économie et formé à l’international, a fait irruption sur la scène politique tchadienne dans les années 2010 avec un discours incisif, articulé et porté par une énergie de tribun. Fondateur du parti Les Transformateurs, il s’est rapidement imposé comme la figure centrale de l’opposition au régime du défunt président Idriss Déby Itno, puis à celui de son fils et successeur, Mahamat Idriss Déby Itno.
Ses meetings rassemblaient des foules impressionnantes. Sa capacité à parler aux jeunes, à mettre en mots leurs frustrations et à porter des propositions de changement lui a valu un écho considérable, bien au-delà des frontières du Tchad. Plusieurs analystes l’ont décrit comme « la plus grande menace politique » pour le pouvoir militaire de transition.
Pourtant, en janvier 2024, à la surprise générale, Masra acceptait le poste de Premier ministre dans le gouvernement de Mahamat Déby, affirmant vouloir « travailler de l’intérieur pour réformer ». Ce choix, interprété par certains comme une stratégie pragmatique, fut vu par d’autres comme une compromission. Dans les cercles militants, le mot « proposant » remplaça celui d’« opposant ».
Du pouvoir à la disgrâce
L’expérience gouvernementale de Masra fut brève. Après quelques mois marqués par des tensions internes, il quitta ses fonctions, dénonçant des désaccords profonds sur la gouvernance et l’ouverture démocratique. Rapidement, il retrouva sa posture d’opposant et reprit la tête des Transformateurs.
Mais le contexte avait changé. Le climat politique s’était tendu après plusieurs épisodes de violences intercommunautaires et de répression contre des manifestations. Les tensions atteignirent un point critique en mai 2025, avec le massacre de Mandakao, un événement sanglant dont le bilan officiel fait état de plusieurs dizaines de morts. Le gouvernement affirma que certains propos et messages relayés par Masra auraient attisé les violences.
Le ministère public accusa alors l’ancien Premier ministre de « diffusion de messages à caractère haineux et xénophobe » et de complicité de meurtre. Le procès, ouvert début août 2025, se déroula dans un climat électrique. Le parquet requit 25 ans de prison ferme et 5 milliards de francs CFA de dommages et intérêts. Finalement, le tribunal prononça une peine de 20 ans assortie d’une amende d’1 milliard.
Un procès à haute portée politique
La condamnation de Masra ne peut être lue uniquement à travers le prisme judiciaire. Pour ses partisans, elle s’inscrit dans une logique d’élimination politique visant à neutraliser un adversaire devenu trop populaire et capable de mobiliser massivement. Ils dénoncent un procès expéditif, des charges floues et un verdict dicté par des considérations politiques.
Le gouvernement, lui, insiste sur la gravité des accusations. Dans sa communication officielle, il affirme que « nul n’est au-dessus de la loi » et que « les discours de haine n’ont pas leur place dans un État de droit ». Les autorités soulignent que le massacre de Mandakao a profondément choqué le pays et que la responsabilité morale et politique des leaders d’opinion est engagée lorsqu’ils attisent des tensions communautaires.
Pour plusieurs observateurs, cette affaire illustre la complexité des transitions politiques dans les régimes post-autoritaires : entre la volonté affichée de réformer et l’usage persistant de l’appareil judiciaire pour contrôler le jeu politique.
La sentence a provoqué une onde de choc au Tchad. Dans les quartiers populaires de N’Djamena, des groupes de jeunes se sont rassemblés pour exprimer leur soutien à Masra, certains appelants à des manifestations. Le gouvernement a renforcé la présence sécuritaire dans la capitale et surveille de près les réseaux sociaux.
À l’international, plusieurs organisations de défense des droits humains ont exprimé leur préoccupation. Amnesty International a demandé « un réexamen du procès afin de garantir qu’il respecte les standards internationaux de justice ». La Fédération internationale pour les droits humains (FIDH) a rappelé que la liberté d’expression, même dans un contexte de tensions, ne peut être restreinte que de manière strictement proportionnée.
Les chancelleries occidentales, prudentes, ont pour l’instant réagi par des communiqués laconiques appelant au respect des droits de la défense et à la stabilité du Tchad, pays clé dans la lutte contre les groupes armés au Sahel.