
Depuis plusieurs décennies, la ville de Mobaye, chef-lieu de la préfecture de la Basse-Kotto, vit avec un symbole à la fois tangible et douloureux de l’abandon : un pont inachevé qui traverse le fleuve Oubangui, comme une cicatrice silencieuse marquant le territoire.
Conçu pour devenir un axe stratégique entre la République centrafricaine (RCA) et la République démocratique du Congo (RDC), ce projet reste aujourd’hui figé dans le temps, oscillant entre promesse et désillusion.
L’histoire de ce pont remonte à l’époque du président André Kolingba, au début des années 1980. Dans un contexte marqué par des tentatives de modernisation et de réorganisation des infrastructures nationales, le pont de Mobaye devait relier les deux rives de l’Oubangui et faciliter la circulation des personnes, des biens et des idées. Les autorités de l’époque y voyaient un levier pour renforcer l’intégration régionale et stimuler le commerce transfrontalier, reliant Bangui à Kinshasa par une route fluide et sécurisée.
Mais l’ambition s’est heurtée à la réalité. La construction du pont, pourtant bien engagée, a été suspendue et jamais reprise après la chute du régime Kolingba en 1993. Depuis, les piliers en béton, dressés dans le fleuve, témoignent de l’ampleur du projet et de son abandon. Ils sont devenus le symbole d’une promesse oubliée, d’un chantier interrompu par des transitions politiques successives et des priorités fluctuantes.
De Patassé à Bozizé, de Djotodia à Touadéra, aucun président n’a osé réouvrir le dossier du pont. Les raisons sont multiples : contraintes budgétaires, instabilité politique chronique et complexités techniques liées à l’ouvrage. Pourtant, les conséquences de cette inertie sont visibles dans le quotidien des habitants de Mobaye et de toute la Basse-Kotto, une région qui reste enclavée malgré son potentiel économique et agricole.
Une traversée mortelle, surtout pendant la saison des pluies, lorsque les eaux sont déchaînées. « Chaque année, nous perdons des vies dans ces traversées. Si le pont existait, Mobaye serait une ville ouverte, prospère et dynamique », confie un habitant, le regard tourné vers les piliers abandonnés, vestiges d’une ambition jamais réalisée.
L’importance de ce pont dépasse largement le cadre local. Sur le plan régional, il devait devenir un trait d’union économique entre deux grandes capitales africaines, renforcer les échanges commerciaux et consolider les liens culturels et sociaux entre les peuples de la RCA et de la RDC. La réalisation de cet ouvrage aurait permis de désenclaver la Basse-Kotto, d’ouvrir de nouvelles voies commerciales et de faciliter l’accès aux services de base pour les populations rurales. Dans un contexte où l’intégration sous-régionale constitue un enjeu stratégique pour l’Afrique centrale, l’abandon du pont constitue une occasion manquée qui pèse sur le développement économique et social de la région.
Pourtant, l’urgence est réelle. La reconstruction de ce pont pourrait constituer un levier majeur de développement pour la Basse-Kotto et la Centrafrique dans son ensemble. Les bénéfices seraient multiples : fluidité des échanges, stimulation du commerce local, meilleure accessibilité aux soins et aux services éducatifs, mais aussi renforcement de la cohésion régionale. Dans un pays confronté à des défis économiques et sécuritaires persistants, un tel projet représente non seulement une infrastructure physique, mais également un symbole d’espoir et de renaissance.
Aujourd’hui, le pont fantôme de Mobaye interpelle les autorités nationales, les partenaires techniques et financiers ainsi que les organisations régionales. Il appelle à une prise de conscience et à une action concertée pour transformer les vestiges d’un projet inachevé en moteur de développement. Redonner vie à ce pont, c’est redonner espoir aux populations, inscrire la Basse-Kotto dans une dynamique de croissance et relier deux nations par une voie de prospérité partagée.
En attendant, les piliers plantés dans l’Oubangui continuent de se dresser, témoins muets de ce que le Centrafrique aurait pu accomplir. Ils rappellent que les infrastructures ne sont pas de simples constructions de béton, mais des symboles de vision, de courage politique et de cohésion sociale. Le pont de Mobaye reste, à ce jour, un pont entre le passé et le futur : une promesse suspendue, mais toujours porteuse d’un rêve de renaissance.